La revue Marcel Proust aujourd’hui publiera en 2022 aux Éditions Brill un numéro consacré à Proust et la musique.
Proust à son ami Benoist-Méchin :
« La musique a été une des plus grandes passions de ma vie. Je dis, a été, car à présent je n’ai plus guère l’occasion d’en entendre autrement que dans mon souvenir. Elle m’a apporté des joies et des certitudes ineffables, la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs. Elle court comme un fil conducteur à travers mon œuvre ». (propos receuillis par J. Benoist-Méchin dans Retour à Marcel Proust, Amiot, Paris, 1957.)
Nombreux sont les littérateurs qui ont été fascinés par la musique et dont les écrits en portent la marque. Ainsi au XIXe siècle les contacts entre écrivains et musiciens ont été fréquents. Toute l’élite du romantisme se retrouve au conservatoire : Delacroix, Nerval, Hugo, Gautier, Sand, Meyerbeer, Chopin, Liszt et Berlioz. Sand est liée d’amitié avec Liszt et d’amour avec Chopin. Balzac fréquente Berlioz, Auber et Rossini. Proust, plus tard, a connu personnellement Hahn, Massenet, Fauré et Saint-Saëns. On conçoit bien, dans ces conditions, que les échanges entre la musique et la littérature ont été variés et nombreux.
La musique ne joue pas seulement un rôle crucial dans la Recherche ; cet art n’est pas absent non plus de Les Plaisirs et les Jours et Jean Santeuil non plus. Dans Les Plaisirs et les Jours on trouve déjà mêlés le goût de la musique, le plaisir de l’amour et l’angoisse de la mort. Outre les quatre Portraits de musiciens on y rencontre maint passage consacré à la musique ; le Vicomte de Sylvanie qui joue du violon et les musiques qu’il compose en secret ; Bouvard et Pécuchet, révisé par Proust, dont les protagonistes exerçent leur judiciaire sur les musiciens à la mode, sur Wagner notamment. Dans Jean Santeuil la musique est également omniprésente : la sonate pour violon de Saint-Saëns et la présence de Reynaldo Hahn par exemple.
Une partie des recherches concernant les diverses manifestations de la musique dans son œuvre a été consacrée à des faits biographiques et à l’étude sociologique et historique de ces faits. L’approfondissement de ce qu’a pu être l’émotion musicale, dans sa spécificité, et dans le cadre historique des années 1880 à 1922, offre la possibilité de préciser certains aspects de la théorie esthétique proustienne et permet de voir dans quelle mesure Proust se fait l’écho de tendances, formes et habitudes musicales de son époque. Ainsi on a souvent évoqué l’influence de Wagner ainsi que celui de Bergson car l’exemple musical abonde dans son œuvre entre autres pour illustrer des découvertes psychologiques et des raisonnements philosophiques concernant la mémoire. L’influence possible de Schopenhauer sur Proust, l’identité de leur vue sur la musique mérite également qu’on s’y arrête. En août 1911 Proust écrit à Reynaldo Hahn : « La Métaphysique de la musique fait partie des plus beaux textes sur l’art que je connaisse ». Ensuite on peut trouver dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture de Viollet-le-Duc des réflexions qui ressemblent fort à celles de Proust, notamment dans les passages où il compare l’architecture et la musique. Proust connaissait de près ce travail.
D’autre part les études sur le rôle de la musique dans l’œuvre de Proust ont presque toutes un trait en commun : celui de se situer, au moins en partie, dans la recherche musico-littéraire traditionnelle qui relève les allusions, identifie les œuvres auxquelles il est fait référence et cherche à montrer le rôle joué par la musique à l’intérieur du schéma traditionnel d’analyse du roman. Ainsi dans la Recherche les multiples éléments qui composent le thème de la musique se manifestent sous trois aspects différents :
- La première manifestations musicale et la plus évidente est celle de la musique-art. A ce niveau il faut faire une distinction entre la musique réelle et la musique imaginaire de Vinteuil. Quel rôle jouent les allusions à la musique dans l’action, dans la psychologie des personnages, dans le retour des thèmes, enfin dans la composition de l’œuvre ? Ainsi Proust utilise la musique pour peindre la société ce qui devient clair par exemple lorsqu’on étudie les réactions manifestées par les personnages devant l’œuvre de Wagner. Les personnages sont également caractérisés par leurs citations musicales. Le grand-père est un personnage adonné à la citation. Mais la musique apparaît également en tant que telle dans les récits de concert, notamment la musique de Vinteuil. Beaucoup de commentaires critiques étudiant la présence de la musique dans l’œuvre de Proust, portent leur attention essentiellement sur le thème de Vinteuil, sur ses diverses manifestations, ses multiples rôles et sa signification. Ainsi a-t-on signalé l’association des thèmes de l’amour, de la jalousie, de l’inversion et de la mondanité avec la musique de Vinteuil mais on peut aussi déceler les rapports entre le processus d’élucidation de la sensation musicale (sine materia initialement) et les autres impressions sensitives (mémoire involontaire, impressions privilégiées) dans l’anticipation de la vocation artistique.
- La deuxième manifestation de l’expérience musicale est celle des sons, des bruits et des voix : la musique naturelle. Les bruits, chez Proust, deviennent souvent de la musique organisée ce qui donne l’effet d’une musique toujours présente. Le coup de téléphone d’Albertine est « mécanique et sublime comme dans Tristan l’écharpe agitée ou le chalumeau du pâtre », les coups frappés au mur qu’échangent le narrateur et sa grand-mère à l’hôtel de Balbec provoquent « une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups auquel la cloison, pénétrée de tendresse et de joie, devenue harmonieuse […] répondait par trois autres coups […] où elle savait transporter l’âme de ma grand-mère avec une allégresse d’annonciation et une fidélité musicale ». Chacun a la voix qu’il mérite. Le rire du baron de Charlus évoque les « petites trompettes de Bach » et lorsqu’il parle « un étranger eût cru entendre un dément ». Dans Le Temps retrouvé, à demi paralysé, il ne peut plus parler que d’une voix imperceptible, il passe au « pianissimo des paroles susurées » et ainsi de suite.
- Et troisièmement il y la musique née non pas de sensations auditives, mais visuelles, tactiles ou psychologiques : la métaphore musicale. Proust donne aussi souvent un équivalent musical pour des perceptions non auditives. Sur le plan de l’illustration on voit la musique fournir des termes de comparaison pour les éléments les plus divers du roman. Ainsi, nombreux sont les passages où Proust note des correspondances entre le monde visuel et le monde l’ouï. Dans le passage qui ouvre Sodome et Gomorrhe le narrateur compare l’œillade du baron de Charlus qu’il lance à Jupien lorsqu’il le voit pour la première fois à « ces phrases interrogatives de Beethoven, répétées indéfiniment, à intervalles égaux, et destinées – avec un luxe exagéré de préparation – à amener un nouveau motif, un changement de ton, une rentrée ». Les images concernant les femmes aimées du narrateur ou la sensualité en général utilisent également souvent des termes de musique. Ainsi il analyse par des images musicales les étapes successives de son amour et de son chagrin : « Je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine […] avec Tristesse, et pourtant non sans plaisir tout de même, car c’était la reprise en mineur sur un ton désolé du même motif qui avait empli ma journée d’autre fois ». L’amour n’est pas le seul thème abstrait du roman que l’on retrouve relié par les images au thème de la musique. C’est également le cas pour de nombreux passages traitant de la mémoire : « J’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées ». On rencontre également des répétitions métaphoriques dans la Recherche telle que l’association à trois reprises de Saint-Loup avec Siegfried et ainsi de suite.
Un troisième type d’étude consiste à montrer que tel développement littéraire est semblable au déroulement d’une œuvre musicale. Dans ce domaine des études musico-littéraires on cherche à montrer l’applicabilité des formes musicales dans le dessein explicite d’éclairer l’œuvre littéraire. L’auteur peut délibérément avoir recours à des procédés musicaux. Ainsi on peut voir dans La Recherche une construction qui prend la forme d’une fugue. Le mouvement fugace, développant tous les possibles cachés dans le thème du temps, le rehaussant de toutes les recherches du souvenir, ce serait véritablement la contrepartie de la fugue. D’autres estiment que le plan de l’œuvre est comme celui d’une symphonie. On a également souvent souligné les rapports entre la phrase proustienne et la phrase musicale. L’inversion, le rejet ou encore l’ajout d’épithètes ménagent un délai, retardent l’aboutissement de la phrase proustienne comme Chopin ou Beethoven, chacun dans son style propre, savent retarder la conclusion d’une cadence. Certains commentateurs ont évoqué l’archétype wagnérien à ce sujet. Dans quelle mesure la disposition des thèmes chez Proust peut-elle être comparée avec l’emploi du leitmotiv musical dans l’opéra wagnérien ?
Dans la Recherche la musique et la littérature voient donc s’établir entre elles des rapports constants qu’on ne peut ignorer. Nous vous invitons de formuler une proposition de contribution qui concerne ces rapports.
Informations pratiques : envoyez votre proposition (environ 300 mots) accompagnée d’une brève notice biobibliographique avant le premier février 2021 par courrier électronique à l’adresse suivante: s.m.e.vanwesemael@uva.nl. Au mois de mars les auteurs retenus recevront nos indications stylistiques. On attend les articles terminés (environ 6000 mots) au plus tard le premier octobre 2021 à la même adresse.