Le comité de rédaction de Relief – Revue électronique de littérature française vous invite à proposer des contributions pour un dossier thématique autour de la cinéphilie littéraire, dirigé par Fabien Dubosson (Université de Berne / Archives littéraires suisses).
Pour les historiens du cinéma, la cinéphilie correspond d’abord à un moment bien précis dans l’histoire de la réception des films : c’est la survenue, après 1945, d’un regard exigeant sur le cinéma, et d’une critique qui se confond avec la fameuse « politique des auteurs » (de Baecque : 2003). Mais la cinéphilie peut être aussi comprise de manière plus large et englobante, à l’aune de ce que Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto appellent la « cinéphilie ordinaire » (Jullier, Leveratto : 2010). Par-delà la clôture historique du phénomène, il s’agira donc de considérer ici la cinéphilie comme l’expression d’une fascination multiforme pour le cinéma : fascination pour les films bien sûr – pour des filmographies choisies, des « films culte » –, mais aussi pour le cinéma comme l’expression d’une pratique culturelle sociologiquement ou historiquement marquée ; fascination pour les actrices et acteurs, perçus parfois sous un angle fantasmatique ou charismatique ; fascination pour des images singulières (plans ou séquences isolés, détails prégnants, photogrammes, affiches, etc.), mais aussi pour des mots, des répliques, des sons ; fascination pour les dispositifs cinématographiques (des instruments de projection aux salles obscures) ; amour du monde du cinéma en général, de son imaginaire, de ses fétiches ; et peut-être, réflexivement, amour de la cinéphilie elle-même, en un geste parfois nostalgique, au moment où celle-ci semble appartenir au passé ; ou au contraire, mise à distance de la cinéphilie historique au profit de rapports renouvelés au cinéma, parfois en rupture délibérée avec cet héritage.
Cette cinéphilie au sens large se manifeste avec insistance dans la littérature française des XXe et XXIe siècles, si bien qu’on peut parler, à la suite de Fabien Gris, de « cinéphilie littéraire » (Gris : 2012). Elle est tantôt thématisée de manière explicite, tantôt présente de façon plus fuyante ou spectrale. On peut tenter d’y distinguer, d’une part, les expressions littérales de cet « amour » des écrivaines et écrivains pour le cinéma, telles qu’elles se manifestent dans les textes relevant de l’essai ou de la critique, ou dans les écrits autobiographiques et intimes (journaux, carnets personnels) ; de l’autre, les représentations (parfois au second degré) de cette passion – ou obsession – cinématographique, telles qu’elles apparaissent notamment dans la fiction. Mais dans les faits, la cinéphilie révèle une « tendance massive au brassage des références par-delà les distinctions génériques » (Kieffer 2021 : 37) ; si elle a une incidence sur le choix des genres, elle permet aussi les associations et les hybridations formelles. Certes, la critique cinématographique (en particulier dans les revues consacrées) semble la pratique la plus « instituée » de la cinéphilie littéraire, mais elle n’est sans doute pas la plus fréquente ; les formes plus personnelles et plus indirectes, ainsi que les représentations fictionnelles paraissent tout aussi légion.
Dans les deux cas de figure toutefois, le cinéma et les sentiments qu’il génère permettent aux écrivaines et écrivains de dire et de mettre en scène la complexité des rapports entre l’individuel (voire l’intime) et le collectif, leurs intrications ambiguës, où peuvent se manifester l’adhésion comme le rejet, en une guerre des goûts et des imaginaires sans cesse relancée, où il s’agit d’ailleurs, parfois, de déclarer la guerre au goût en tant que tel. Ce numéro aura donc aussi pour objectif d’offrir une vision contrastée de cette cinéphilie littéraire, où l’ambivalence des positions, la volonté polémique, les (auto-)contradictions prévalent bien souvent, par-delà le seul « amour du cinéma ».
Il s’agira aussi de proposer une forme d’histoire de ce regard cinéphilique, en l’envisageant dans ses manifestations de l’après-guerre jusqu’à la littérature d’aujourd’hui. Dans les années 1950-1960, au moment où la cinéphilie historique s’impose, les positions de personnalités littéraires gravitant autour de Sartre et des Temps modernes (Jean Cau, Boris Vian, Alexandre Astruc), mais aussi de revues concurrentes comme Arts (Jacques Laurent), puis celles d’héritiers du surréalisme tels Ado Kyrou ou Robert Benayoun au sein de la revue Positif, pourront par exemple servir de premiers jalons, ainsi bien sûr que celles des nouveaux romanciers – Claude Ollier, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras –, mais dans ces deux derniers cas, il faudra s’attarder davantage sur leurs positions cinéphiliques que sur leur production filmique. On pourra aussi convoquer des écrivaines et écrivains isolés et aussi différents que Julien Gracq, Pierre Guyotat ou Françoise Sagan, ou envisager la place du cinéma – de ses variantes parfois les moins légitimées – chez les autrices et auteurs de polars, d’André Héléna à Jean-Patrick Manchette. On donnera enfin une place importante aux formes les plus contemporaines de cette cinéphilie, chez des romanciers comme Emmanuel Carrère, Jean Echenoz ou Olivia Rosenthal, ou chez certains poètes (comme Emmanuel Hocquard ou Pierre Alferi, pour ne citer que ces deux exemples).
Or, quels rôles jouent les écrivaines et écrivains à chaque étape de cette histoire, dans l’appropriation ou la contestation de modes esthétiques, de modèles théoriques, de canons constitués (cinéma classique hollywoodien, Nouvelle Vague, Nouvel Hollywood, etc.) ? Dans cette chronologie, il sera important de signaler les discontinuités propres à cette cinéphilie littéraire. A-t-elle connu – et à quels moments – ses phases « héroïques », ses périodes de reflux, ses retours critiques et remises en cause ? Comment a-t-elle représenté – dans la fiction notamment – l’émergence de nouvelles pratiques, de nouveaux médias, de nouveaux modèles économiques ayant bouleversé le cinéma et sa consommation – et plus généralement, notre rapport aux images en mouvement ?
La dimension sociale propre à cette cinéphilie pourra aussi être soulignée. À travers la constitution, puis l’héritage de la cinéphilie historique se mène en effet une lutte entre des conceptions culturelles rivales : d’un côté, on voit à l’œuvre un élitisme culturel – parfois revendiqué, parfois dénié –, qui va de pair avec l’émergence d’une cinéphilie savante et académique ; de l’autre, se maintient une pratique « ordinaire » du cinéma, qui refuse la hiérarchisation des goûts et des publics (Jullier, Leveratto : 2010). Quels rôles jouent dans ces oppositions – leur maintien ou leur contestation – les gens de lettres ?
La cinéphilie soulève en outre, avec acuité, de nombreuses questions liées au genre. En 1978, Louis Skorecki remarquait sans détours que la cinéphilie – du moins dans son acception historique – « est d’abord un phénomène masculin, qui ne concernait (et ne concerne sous ses nouvelles formes abâtardies) que les hommes. » (Skorecki 1997 : § 15). Les études de Geneviève Sellier (Sellier : 2005) ont montré depuis comment la cinéphilie a en effet imposé, en France notamment, un regard avant tout masculin sur le cinéma et a permis sa légitimation savante, en favorisant une décontextualisation systématique des films pour mieux en occulter la dimension sociale et genrée. Comment cette prédominance du regard masculin a-t-elle influé sur les représentations littéraires contemporaines du cinéma ? Quelles stratégies ont pu être engagées contre cette prévalence ? Quelles cinéphilies féminines sont venues inquiéter ces dichotomies imposées ? Bref, comment la cinéphilie se laisse-t-elle considérer en termes de genre, sur un plan proprement littéraire ?
Enfin, nous souhaiterions interroger la cinéphilie des écrivaines et écrivains sur le plan de l’archive. Les institutions patrimoniales sont souvent riches de documents attestant des liens entre littérature et cinéma. On connaît la tentation cinématographique – et le passage derrière la caméra – de nombreuses figures du monde littéraire : la présence dans les archives de scénarios (adaptations ou scénarios originaux), souvent restés en souffrance, en témoigne. Mais les traces archivistiques laissées par la cinéphilie auctoriale semblent plus méconnues. Il s’agirait de mettre en évidence ces documents, leur nature (carnets de visionnages, coupures de presse, collections de photos, etc.) et leurs liens génétiques avec les œuvres publiées (critiques ou fictionnelles). On pourra aussi montrer comment l’archive permet d’inscrire la cinéphilie littéraire dans le temps, celui de l’histoire esthétique, mais aussi celui plus limité de la carrière des écrivaines et écrivains : quelle fonction remplit le geste même de l’archivage dans la réactivation ou la mise à distance des pratiques et des « goûts » cinéphiliques ?
Ce numéro de Relief aimerait ainsi proposer un tableau sur le temps long de cette cinéphilie littéraire, des années d’après-guerre à sa mutation ces dernières décennies, et en privilégiant les différentes approches que nous venons d’évoquer, soit à travers des vues panoramiques, soit par l’étude de cas singuliers. Les textes pourront être rédigés en français ou en anglais.
Date limite pour l’envoi des propositions : le 1er juillet 2024. Les auteurs des propositions retenues devront soumettre l’article complet (de 6000 à 8000 mots) en respectant la feuille de style de Relief pour le 15 octobre 2024.
Merci d’envoyer une proposition d’environ 300 mots, accompagnée d’une brève notice biobibliographique à la revuerelief@gmail.com ainsi qu’à Fabien Dubosson : fabien.dubosson@unibe.ch.