Par Marc van Oostendorp (Radboud Universiteit Nijmegen)
Ces jours-ci, je donne des cours à Paris, notamment sur la politique linguistique aux Pays-Bas et en Flandre, sur la formation des mots en néerlandais, et sur les dialectes. Ce texte est un résumé de ce dernier sujet.
Vous qui vivez en France, pays à la riche palette d’accents et de parlers régionaux, vous savez sans doute que la langue n’est jamais un bloc monolithique. Elle se teinte des couleurs locales. Eh bien, chez nous, aux Pays-Bas et en Flandre (la partie néerlandophone de la Belgique), la langue que nous parlons, le néerlandais, n’échappe pas à cette règle. Bien au contraire ! Loin de l’image parfois réductrice d’une langue unique et standardisée, le néerlandais offre un paysage linguistique d’une richesse et d’une complexité fascinantes, façonné par des siècles d’histoire, de contacts et d’identités régionales encore bien vivantes. Permettez-moi, en tant que Néerlandais et néerlandiste, de vous emmener en voyage au cœur de cette diversité, un domaine que nous appelons la sociolinguistique, ou plus spécifiquement, la dialectologie.
Le dialecte précède la norme
Le moment clé pour la consolidation de notre langue standard, le néerlandais (Standaardnederlands), se situe, tout comme pour le français, aux 16ème et 17ème siècles. C’est à cette époque que des efforts conscients de codification et de promotion d’une norme supra-régionale prennent leur essor dans les deux aires linguistiques. Toutefois, une différence fondamentale réside dans le point de départ et le contexte. Alors que la norme française bénéficiait déjà, depuis le Moyen Âge, d’une tradition écrite croissante et surtout d’une puissante centralisation politique autour du parler parisien, qui lui conférait une longueur d’avance et un prestige considérable, le néerlandais standard a dû émerger et se construire au-dessus d’une riche et bien vivante mosaïque de dialectes germaniques (franciques, saxons, frisons). Ces dialectes constituaient notre réalité linguistique quotidienne et possédaient leurs propres traditions, sans qu’un centre unique n’ait acquis une prédominance comparable à celle de Paris. Autrement dit, si la France avait déjà un centre linguistique et politique très influent très tôt, chez nous, la langue standard s’est davantage superposée, comme une couche nouvelle, à une diversité régionale préexistante très forte.
Une autre complexité, propre à l’histoire du néerlandais, vient s’ajouter à cette émergence d’une norme au sein d’une diversité préexistante. Contrairement à la France où Paris est resté le centre politique et culturel dominant, le centre de gravité économique et culturel de l’aire néerlandophone a connu un déplacement majeur à l’aube de l’époque moderne. Au cours des 14ème et 15ème siècles, ce centre se situait incontestablement dans les régions méridionales, d’abord en Flandre (avec des villes florissantes comme Bruges et Gand) puis dans le Brabant (Anvers, Bruxelles, Louvain). Les variétés linguistiques parlées dans ces régions jouissaient alors du plus grand prestige. Cependant, les bouleversements politiques et religieux du 16ème siècle, notamment la Révolte des Pays-Bas contre l’Espagne (la Guerre de Quatre-Vingts Ans) et la chute d’Anvers en 1585, ont provoqué une migration massive d’intellectuels, d’artisans et de marchands du Sud vers le Nord. Le centre économique et culturel s’est alors déplacé vers la province de Hollande, et plus particulièrement Amsterdam. Cette migration et ce changement de pouvoir eurent des conséquences directes et profondes sur la forme que prendrait la langue standard naissante : elle fut certes fortement influencée par les dialectes hollandais dominants, mais elle intégra aussi de nombreux traits brabançons apportés par les élites réfugiées du Sud. Cette dynamique historique a ainsi contribué à forger une langue standard au caractère peut-être plus composite à ses origines que la norme française, issue d’un centre plus stable.
Cette genèse particulière, combinée au déplacement historique du centre de gravité linguistique, explique en partie pourquoi la variation régionale est si prégnante et si profondément ancrée dans notre culture linguistique, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre. Si vous me demandiez combien de dialectes compte le néerlandais, je serais bien en peine de vous donner un chiffre exact. La variation est un continuum. Chaque village peut avoir ses subtilités. Les grandes enquêtes linguistiques couvrent des centaines de localités, mais où tracer la ligne ? La véritable limite est, en théorie, celle de l’individu.
Cette forte variation dialectale a été particulièrement persistante, et l’est encore largement aujourd’hui, en Flandre. Dans le contexte belge, le français a longtemps été la langue dominante dans la vie publique, l’administration et l’enseignement supérieur, exerçant ainsi moins de pression en faveur d’une standardisation rapide du néerlandais. Pour beaucoup de Flamands, le dialecte est resté la langue maternelle et la langue principale de la vie quotidienne pendant des siècles. De ce fait, une véritable standardisation du néerlandais en Belgique n’a pris son essor qu’au cours du 20ème siècle. De plus, la norme linguistique standard, lorsqu’elle a commencé à être promue, devait en grande partie s’inspirer de celle des Pays-Bas, ce qui pouvait être perçu par certains comme une norme externe, venant d’un pays voisin et culturellement distinct. Ces facteurs historiques et sociaux ont contribué à préserver une diversité dialectale exceptionnellement riche en Flandre, qui contraste parfois avec une standardisation plus avancée dans certaines parties des Pays-Bas.
Une armée et une flotte
L’une des illustrations les plus amusantes de cette diversité, et très connue chez nous, est la prononciation de la lettre “G”. Pour une oreille française, la différence peut sembler subtile, mais pour les Flamands et les Néerlandais, c’est un marqueur géographique et identitaire majeur. Imaginez une ligne invisible traversant le pays, grosso modo le long des grands fleuves (Rhin, Meuse). Au nord de cette ligne et dans l’ouest urbanisé (la Randstad : Amsterdam, Rotterdam, La Haye), on prononce un “G dur” (harde G), un son guttural, produit loin dans la gorge, qui peut sembler un peu râpeux. Au sud, dans les provinces du Brabant et du Limbourg, ainsi que dans toute la Flandre, c’est le règne du “G doux” (zachte G), un son beaucoup plus léger, presque une friction douce, articulée plus en avant dans la bouche.
Entendre quelqu’un prononcer des mots comme goed (bon) ou gaan (aller) suffit souvent à le situer immédiatement. Cette différence phonétique, loin d’être anecdotique, est profondément ancrée et résiste remarquablement bien à l’influence de la langue standard (qui tend plutôt vers le G dur, mais sans l’imposer partout). C’est un clivage sonore qui structure notre paysage linguistique.
Comment les linguistes néerlandais et flamands étudient-ils cette mosaïque ? L’une des méthodes traditionnelles est la géographie dialectale, héritée en partie des travaux pionniers réalisés chez vous, en France. Elle consiste à cartographier la répartition des phénomènes linguistiques. En traçant des lignes sur une carte pour délimiter l’aire d’un mot, d’une prononciation ou d’un trait grammatical, on dessine des isoglosses.

Un exemple que nous trouvons amusant et très parlant est la carte du mot désignant les frites. Si vous allez en Flandre ou dans le sud de mes Pays-Bas, vous commanderez sans hésiter des friet ou frieten. Cette forme, empruntée au français “frite”, s’est répandue tôt, notamment via les vendeurs flamands sur les foires (kermissen). Mais attention, si vous remontez plus au nord, par exemple à Amsterdam, et que vous demandez des friet, on comprendra, mais le mot local est patat ! Il s’agit d’une abréviation indépendante du français “patates frites”, adoptée plus tardivement lorsque la frite a conquis le nord du pays. L’isoglosse séparant friet et patat est donc le témoin fascinant de deux histoires d’adoption distinctes, de deux chemins différents pour nommer un même plaisir culinaire.
Ces isoglosses ne définissent pas toujours des frontières abruptes. Parfois, plusieurs lignes (concernant le vocabulaire, la prononciation, la grammaire) se suivent de près, formant un faisceau d’isoglosses (isoglossenbundel). Ces faisceaux correspondent souvent aux frontières dialectales que nous percevons comme les plus importantes, séparant par exemple le domaine frison (une langue germanique distincte parlée dans notre province de Frise) du domaine saxon (à l’est) ou francique (au centre et au sud).
Cela nous ramène à la question délicate, bien connue des linguistes du monde entier et résumée par la formule célèbre “Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte” : où finit le dialecte et où commence la langue ? Le frison est reconnu comme une langue à part entière. Le limbourgeois et le bas-saxon ont obtenu un statut officiel de “langue régionale”. Mais pour d’autres variétés, la distinction reste floue. C’est souvent une question de prestige, de reconnaissance politique et de dynamique sociale, plus que de distance linguistique objective.
Quand la langue raconte notre histoire
Les cartes dialectales sont de véritables palimpsestes, où l’on peut lire les échos de l’histoire. Elles peuvent révéler des strates anciennes. Parfois, une innovation linguistique, souvent partie d’un centre urbain influent, se répand comme une “tache d’huile” (olievlek) mais n’atteint pas certaines zones plus isolées ou conservatrices. Celles-ci deviennent alors des aires reliques (reliktgebieden), préservant une forme plus ancienne. Un bel exemple est la prononciation du groupe “sch”. La forme aujourd’hui standard et la plus répandue est [sx] (comme dans schoen [sxun], chaussure). Mais dans certaines régions côtières ou dans l’est du pays, on peut encore entendre l’ancienne prononciation [sk] (comme dans skoen), vestige d’un état de langue antérieur, avant que l’innovation [sx] ne se propage largement.
La prononciation peut même devenir un test d’identité redoutable, un shibboleth. L’histoire, peut-être en partie légendaire mais significative, raconte que pendant la Seconde Guerre Mondiale, notre résistance faisait prononcer le nom de la ville côtière Scheveningen aux personnes suspectées d’être des espions allemands. Le son initial [sx], particulièrement ardu pour les non-néerlandophones et surtout les germanophones (qui diraient plutôt [ʃ], comme dans “chic”), aurait permis de démasquer l’ennemi. Cela illustre la puissance identitaire attachée aux traits phonétiques les plus fins.
À ce propos, nous, linguistes néerlandais, néerlandistes, reconnaissons volontiers l’influence majeure des pionniers français. Le monumental Atlas Linguistique de la France de Jules Gilliéron, véritable tour de force du début du 20ème siècle, a directement inspiré nos propres grandes enquêtes dialectales, comme la Reeks Nederlandse Dialectatlassen (RND). Votre travail a posé des bases méthodologiques essentielles pour l’étude de la géographie linguistique en Europe.
Écouter les locuteurs, mesurer les distances
L’étude des dialectes chez nous ne se limite pas à tracer des lignes sur des cartes basées sur des données objectives. La dialectologie perceptuelle, développée notamment par Toon Weijnen à l’Université de Nimègue, s’intéresse à notre propre perception des parlers environnants. En demandant simplement aux gens : “Où parle-t-on comme vous ? Où parle-t-on très différemment ?”, on obtient des cartes “mentales” qui, chose fascinante, correspondent souvent de très près aux cartes tracées par les linguistes ! Cela montre notre fine conscience des différences pertinentes et révèle quels traits (prononciation, mot, tournure de phrase ?) sont les plus saillants à nos yeux pour définir une identité locale.
Plus récemment, la dialectométrie apporte des outils quantitatifs. En comparant systématiquement la prononciation de centaines de mots entre différentes localités (par exemple, en utilisant la distance de Levenstein qui mesure le nombre de changements minimaux pour passer d’une forme à l’autre), on peut calculer une “distance” linguistique globale. Cela permet de créer des cartes où les couleurs visualisent la proximité ou l’éloignement entre les dialectes, faisant apparaître de grands blocs cohérents et des zones de transition plus graduelles.
Quel avenir pour nos dialectes ? Disparition ou réinvention ?
La question nous préoccupe souvent : nos dialectes sont-ils condamnés à disparaître ? La réponse, comme souvent en sociolinguistique, est complexe. D’un côté, il est indéniable que l’usage quotidien des dialectes traditionnels, tels que les parlaient nos grands-parents, a fortement diminué. La transmission intergénérationnelle s’est raréfiée. L’influence de la mobilité accrue, des médias nationaux et de l’éducation en néerlandais standard a conduit à une certaine convergence : les parlers locaux perdent leurs traits les plus spécifiques, s’influencent mutuellement et se rapprochent de la norme (verwatering, un terme qui signifie “affadissement” ou “dilution”).
Cependant, annoncer leur mort serait ignorer une dimension essentielle : l’identité. Pour nous, parler avec un accent régional ou utiliser des mots et expressions de notre terroir, ce n’est pas seulement communiquer, c’est aussi affirmer d’où l’on vient, notre appartenance à une communauté locale ou régionale. Et cette fonction identitaire reste extrêmement forte. Des traits très marquants, comme notre fameux G doux ou des salutations régionales comme houdoe dans le Brabant, montrent une résilience étonnante.
Plus encore, nous assistons à une sorte de renaissance dialectale (dialectrenaissance), une réappropriation du dialecte dans de nouveaux contextes. Il n’est peut-être plus la langue de tous les jours pour une majorité, mais il est valorisé et utilisé de manière créative : dans la musique populaire (des groupes de rock ou de hip-hop chantant en dialecte connaissent un succès considérable), dans la poésie et le théâtre régional, sur les réseaux sociaux où même les jeunes jouent avec les formes locales, ou encore de manière symbolique sur les enseignes de magasins ou dans les slogans lors de nos carnavals et fêtes locales. Le dialecte change de fonction : il devient peut-être moins un outil de communication primaire et davantage un symbole culturel, une ressource identitaire que l’on mobilise fièrement.
Le paysage linguistique de mon pays, les Pays-Bas, et de nos voisins flamands est donc tout sauf uniforme. Notre richesse dialectale, héritage d’une histoire linguistique particulière, reste une réalité tangible et un marqueur identitaire puissant. Même si les formes évoluent, convergent et se transforment sous nos yeux, les couleurs régionales du néerlandais continuent de vibrer. Elles témoignent de la vitalité d’un patrimoine linguistique qui, loin de disparaître, se réinvente sans cesse.
Alors, si d’aventure vous voyagez aux Pays-Bas ou en Flandre, tendez l’oreille ! Vous découvrirez, au-delà de nos paysages et de notre culture culinaire (patat! friet!), la fascinante diversité d’une langue qui, comme toutes les langues, possède bien mille et un visages.
Cet article a été publié le 5 mai 2025 dans Neerlandistiek. Online tijdschrift voor taal- en letterkunde. Le texte a été repris avec permission de l’auteur.